L’autonomie individuelle et sociale d’après Castoriadis
par Annick Stevens

Cornelius Castoriadis

L’autonomie individuelle et sociale d’après Castoriadis

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Philosophie

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L’autonomie individuelle et sociale d’après Castoriadis 2/3
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L’autonomie individuelle et sociale d’après Castoriadis 3/3
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1ère séance : L’institution sociale et son origine

  1. Toute société jusqu’ici a essayé de donner une réponse à quelques questions fondamentales : qui sommes-nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour les autres ? où et dans quoi sommes-nous ? que voulons-nous, que désirons-nous, qu’est-ce qui nous manque ? La société doit définir son « identité » ; son articulation ; le monde, ses rapports à lui et aux objets qu’il contient ; ses besoins et ses désirs. Sans la « réponse » à ces « questions », sans ces « définitions », il n’y a pas de monde humain, pas de société et pas de culture — car tout resterait chaos indifférencié. […] Bien entendu, lorsque nous parlons de « questions », de « réponses », de « définitions », nous parlons métaphoriquement. Il ne s’agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et les définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions ne sont même pas posées préalablement aux réponses. La société se constitue en faisant émerger une réponse de fait à ces questions dans sa vie, dans son activité. C’est dans le faire de chaque collectivité qu’apparaît comme sens incarné la réponse à ces questions, c’est ce faire social qui ne se laisse comprendre que comme réponse à des questions qu’il pose implicitement lui-même. […] L’homme est un animal inconsciemment philosophique, qui s’est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps avant que la philosophie n’existe comme réflexion explicite ; et il est un animal poétique, qui a fourni dans l’imaginaire des réponses à ces questions. (L’Institution imaginaire de la société, p. 221).
  2. Il n’y a aucun sens à considérer que langage, production, règles sociales seraient des propriétés additionnelles, qui émergeraient si l’on juxtaposait un nombre suffisant d’individus ; ces individus ne seraient pas simplement différents, mais inexistants et inconcevables hors ou avant ces propriétés collectives — sans qu’ils y soient, pour autant, réductibles. (Id., p. 267).
  3. Dans ce rapport entre une société instituée qui dépasse infiniment la totalité des individus qui la « composent », mais ne peut être effectivement qu’en étant « réalisée » dans les individus qu’elle fabrique, et ces individus, on peut voir un type de relation inédit et original, impossible à penser sous les catégories du tout et des parties, de l’ensemble et de ses éléments, de l’universel et du particulier, etc. En se créant, la société crée l’individu et les individus dans et par lesquels seulement elle peut être effectivement. (Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe III, Seuil, Points Essais, 1990, p. 139).
  4. Le nom d’un individu — personne, chose, lieu ou quoi que ce soit d’autre — renvoie à l’océan interminable de ce que cet individu est ; il n’est son nom qu’en tant qu’il réfère virtuellement à la totalité des manifestations de cet individu le long de son existence, effectives et possibles (« Pierre ne ferait jamais cela »), et sous tous les aspects qu’il pourrait présenter […]. Comme, donc, au-delà de la postulation identitaire de la désignation — de l’usage identitaire du sens — le référent est lui-même et en lui-même essentiellement indéfini, indéterminable et ouvert, le faisceau des renvois est également ouvert pour cette raison. (L’Institution imaginaire de la société, p. 500).
  5. Un magma est ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations. (Id., p. 497).

2e séance : L’imaginaire radical et ses significations centrales

  1. Nous poserons donc qu’il y a des significations relativement indépendantes des signifiants qui les portent, et qui jouent un rôle dans le choix et dans l’organisation de ces signifiants. Ces significations peuvent correspondre au perçu, au rationnel, ou à l’imaginaire. […] Soit Dieu. Quels que soient les points d’appui que sa représentation prenne dans le perçu ; quelle que soit son efficace rationnelle comme principe d’organisation du monde pour certaines cultures, Dieu n’est ni une signification de réel, ni une signification de rationnel ; il n’est pas non plus symbole d’autre chose. Qu’est-ce que Dieu — non pas comme concept de théologien, ni comme idée de philosophe, mais pour nous qui pensons ce qu’il est pour ceux qui croient en Dieu ? Ils ne peuvent l’évoquer, s’y référer qu’à l’aide de symboles, ne serait-ce que le « Nom » — mais pour eux, et pour nous qui considérons ce phénomène historique constitué par Dieu et ceux qui croient en Dieu, il dépasse indéfiniment ce « Nom », il est autre chose. Dieu n’est ni le nom de Dieu, ni les images qu’un peuple peut s’en donner, ni rien de similaire. Porté, indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce qui fait de ces symboles des symboles religieux, une signification centrale, organisation en système de signifiants et de signifiés, ce qui soutient l’unité croisée des uns et des autres, ce qui en permet aussi l’extension, la multiplication, la modification. Et cette signification, ni d’un perçu (réel) ni d’un pensé (rationnel) est une signification imaginaire. (L’Institution imaginaire de la société, p. 211).
  2. Lorsqu’il s’agit de la société — qu’il n’est évidemment pas question de transformer en « sujet », ni au propre, ni métaphoriquement —nous rencontrons cette difficulté à un degré redoublé. Car nous avons bien ici, à partir de l’imaginaire qui foisonne immédiatement à la surface de la vie sociale, la possibilité de pénétrer dans le labyrinthe de la symbolisation de l’imaginaire ; et en poussant l’analyse, nous parvenons à des significations qui ne sont pas là pour représenter autre chose, qui sont comme les articulations dernières que la société en question a imposées au monde, à elle-même et à ses besoins, les schèmes organisateurs qui sont condition de représentabilité de tout ce que cette société peut se donner. […] Dieu est peut-être, pour chacun des fidèles, une « image » — qui peut même être une représentation « précise » —, mais Dieu en tant que signification sociale imaginaire, n’est ni la « somme », ni la « partie commune », ni la « moyenne » de ces images, il est plutôt leur condition de possibilité et ce qui fait que ces images sont des images « de Dieu ».  (Id., p. 215).
  3. De même, par exemple, l’« économie » et l’« économique » sont des significations imaginaires sociales centrales, qui ne « se réfèrent » pas à quelque chose, mais à partir desquelles sont socialement représentées, réfléchies, agies, faites une foule de choses comme économiques. […] Cela va de pair avec, et est impossible sans, des transformations des activités et des valeurs de la société considérée, comme aussi des transformations effectives des individus et des objets sociaux sans qu’il puisse être ici jamais question d’une priorité logique ou réelle d’un de ces aspects sur les autres. […] L’institution de la signification économique comme centrale par le capitalisme s’opère dans l’implicite, n’est visée comme telle par personne, s’accomplit à travers la poursuite d’un nombre indéterminé de fins particulières, seules présentes et représentables comme telles dans l’espace social. (Id., p. 523-525).
  4. Le rôle créateur de l’imagination radicale des sujets est ailleurs : c’est leur apport à la position de formes-types-eidè autres que ceux qui déjà sont et valent pour la société, apport essentiel, inéliminable, mais qui présuppose toujours le champ social institué et les moyens qu’il fournit, et ne devient apport (autre chose que rêverie, velléité, délire) que pour autant qu’il est socialement repris sous forme de modification de l’institution ou de position d’une autre institution. Les conditions de cette reprise, non seulement « formelles » mais « matérielles », dépassent infiniment tout ce que peut fournir l’imagination individuelle. (Id., p. 389).
  5. L’institution sociale de l’individu doit faire exister pour la psyché un monde comme monde public et commun. Elle ne peut pas résorber la psyché dans la société. Société et psyché sont inséparables, et irréductibles l’une à l’autre. […] La constitution de l’individu social n’abolit pas et ne peut pas abolir la créativité de la psyché, son auto-altération perpétuelle, le flux représentatif comme émergence continue de représentations autres. (Id., p. 466).

3e séance : l’autonomie contre l’aliénation

  1. Il est constitutif de l’action de se situer sur un sol, d’avoir affaire à et se débattre avec des choses qu’elle n’a pas voulues et qui sont là. S’il n’en était pas ainsi, ce ne serait pas d’action qu’on parlerait mais de création absolue dans le néant — et qui serait certes néant, comme l’est le monde par rapport au Dieu judéo-chrétien. L’aliénation se trouve dans la différence entre conditionner et déterminer. Il y a aliénation, au sens le plus général, lorsque les résultats de l’action passée non plus seulement conditionnent, mais dominent l’action présente, y compris, dans le sens de Marx, que les « forces objectives » créées par l’homme « échappent à son contrôle ». Un état est possible où celles-ci restent sous son contrôle : ce qui est loin de signifier que les créations peuvent être instantanément annihilées par pure décision, mais signifie simplement que la signification du donné est récupérée de façon continue, qu’une reprise perpétuelle du donné (tenant compte de ses lourdeurs, de sa résistance, de ses « lois propres », etc.) est constamment possible. Cet état n’a rien de mythique. C’est celui qui est constamment réalisé dans toute œuvre de création. Lorsque Bach écrit une Passion, il ne fait rien d’autre. La liberté de création ne consiste pas à se placer dans une situation de liberté abstraite totale par rapport aux moyens et aux formes (liberté imaginaire et fantasmatique) de la musique — elle ne consiste donc pas à faire ce qui serait en fait sortir de la musique et à considérer toute musique et même toute expression comme radicalement contingente : elle consiste à dominer les moyens effectivement disponibles (et à en créer éventuellement d’autres) pour leur faire servir son intention, pour en faire l’expression adéquate d’un contenu — contenu qui est vécu comme vérité absolue. » (Histoire et création, p. 105).
  2. J’entends par politique l’activité collective, réfléchie et lucide, qui surgit à partir du moment où est posée la question de la validité de droit des institutions. Est-ce que nos lois sont justes ? Est-ce que notre Constitution est juste ? Est-elle bonne ? Mais bonne par rapport à quoi ? Juste par rapport à quoi ? C’est précisément par ces interrogations interminables que se constitue l’objet de la véritable politique, laquelle donc présuppose la mise en question des institutions existantes — fût-ce pour les reconfirmer en tout ou en partie. (La montée de l’insignifiance, p. 143-144).
  3. Si nous affirmons la tendance de la société contemporaine vers l’autonomie, si nous voulons travailler à sa réalisation, c’est que nous affirmons l’autonomie comme mode d’être de l’homme, que nous la valorisons, nous y reconnaissons notre aspiration essentielle et une aspiration qui dépasse les singularités de notre constitution personnelle, la seule qi soit publiquement défendable dans la lucidité et la cohérence. […] Nous pensons que la visée de l’autonomie tend inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire, que, au même titre que la conscience, la visée d’autonomie c’est le destin de l’homme, que, présente, dès l’origine, elle constitue l’histoire plutôt qu’elle n’est constituée par elle. (L’Institution imaginaire de la société, p. 148-149).
  4. (Une société autonome) affirmera que l’autonomie sociale « vaut ». Certes, elle pourra justifier en aval son existence par ses œuvres, parmi lesquelles le type anthropologique d’individu autonome qu’elle créera. Mais l’évaluation positive de ces œuvres dépendra encore de ses critères, plus généralement de significations imaginaires sociales, qu’elle aura elle-même institués. Cela pour rappeler qu’à la fin des fins aucune sorte de société ne peut trouver sa justification en dehors d’elle-même. On ne peut pas sortir du cercle. (Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe V, p. 82).

BIBLIOGRAPHIE de Cornelius CASTORIADIS (1922-1997)

Mai 1968: La Brèche. Premières réflexions sur les événements (avec Edgar Morin et Claude Lefort), Paris, Fayard, 1968.

La Société bureaucratique, tome 1 : Les Rapports de production en Russie, UGE, collection 10/18, 1973 ; tome 2 : La Révolution contre la bureaucratie, Paris, UGE, collection 10/18, 1973.

L’Expérience du mouvement ouvrier, tome 1 : Comment lutter, Paris, UGE, collection 10/18, 1974 ; tome 2 : Prolétariat et organisation, Paris, UGE, 1974.

L’ Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, 1975 (coll. Points, 1999)

Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Éditions du Seuil, 1978 (coll. Points, 1998)

Capitalisme moderne et révolution, tome 1 : L’Impérialisme et la guerre, Paris, UGE, collection 10/18, 1979 ; tome 2 : Le Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, Paris, UGE, collection 10/18, 1979.

Le Contenu du Socialisme, Paris, UGE, collection 10/18, 1979.

La Société française, Paris, UGE, collection 10/18, 1979.

Devant la guerre – tome 1 : Les réalités, Paris, Fayard, 1981.

De l’écologie à l’autonomie (avec Daniel Cohn-Bendit), Paris, Éditions du Seuil, 1981.

Domaines de l’homme – Les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Éditions du Seuil, 1986 (coll. Points, 1999)

La Brèche : vingt ans après, Bruxelles, Editions Complexe, 1988.

Le Monde morcelé – Les Carrefours du labyrinthe III, Paris, Éditions du Seuil, 1990. (coll. Points, 2000)

La Montée de l’insignifiance – Les Carrefours du Labyrinthe IV, Paris, Éditions du Seuil, 1996.

Fait et à faire – Les Carrefours du labyrinthe V, Paris, Éditions du Seuil, 1997.

Post-scriptum sur l’insignifiance – Entretiens avec Daniel Mermet, Éditions de l’Aube, 1998 (Aube Poche, 2004).

Sur le Politique de Platon – Séminaires à l’EHESS, du 19/02/1986 au 30/04/1986, 1999.

Figures du pensable – Les Carrefours du labyrinthe VI, Paris, Éditions du Seuil, 1999.

Dialogue, Éditions de l’Aube, 1999 (Aube Poche, 2004).

Enrique Escobar, Pascal Vernay, (éd), Sujet et vérité dans le monde social-historique – Séminaires 1986-1987. La Création humaine, tome I, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

Enrique Escobar, Myrto Gondicas, Pascal Vernay, (éd), Ce qui fait la Grèce, 1. D’Homère à Héraclite – Séminaires 1982-1983. La Création humaine, Tome II, Paris, Éditions du Seuil, 2004.

Enrique Escobar, Myrto Gondicas, Pascal Vernay, (éd), Une Société à la dérive – Entretiens et débats 1974-1997, Paris, Éditions du Seuil, 2005.

Enrique Escobar, Myrto Gondicas, Pascal Vernay, (éd), Fenêtre sur le chaos, Paris, Éd. du Seuil, 2007.

Enrique Escobar, Myrto Gondicas, Pascal Vernay, (éd), Ce qui fait la Grèce, 2. La Cité et les lois – Séminaires 1983-1984. La Création humaine, Tome III, Paris, Éditions du Seuil, 2008.

Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-67) ; réunis, présentés et annotés par Nicolas Poirier. Seuil, 2009.

Les écrits politiques des années 1950-1970 sont réédités depuis une dizaine d’années par les Éditions du Sandre.

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