Comment des courtiers de l’éphémère, bien installés dans les moyens de communication de masse, s’appliquent laborieusement à conditionner l’opinion publique
Le pouvoir intellectuel en France
«Penser, c’est dominer » : les « nouveaux philosophes » en ont refait naguère à Paris la découverte bouleversante. S’agissait-il d’une mise en garde contre le risque de la pensée ? Avertissement tardif et manifestement superflu. Mais cette platonique lapalissade n’avait besoin, pour devenir féconde, que d’un léger déplacement de terrain. L’idéologie française, ses modes et ses pompes, ses codes et ses trompes assurément offrent moins l’occasion d’y chercher le pouvoir de l’intelligence que l’intelligence du pouvoir.
Le « pouvoir intellectuel » en France, c’est désormais l’alliance des metteurs en scène de l’intelligence et de la communication de masse, la fusion des idéologues et de leurs médiateurs, des marchands d’universel et des courtiers de l’éphémère. Cette jonction des porte-parole et des porte-voix constitue la nouvelle médiocratie : cette chaîne étroite de la haute intelligentsia qui assure en ondes concentriques — télévision, radio, journaux, éditions, — le conditionnement symbolique de la société française induit par les moyens de communication de masse.
Le livre superbe de Régis Debray nous apporte l’analyse neuve d’un phénomène neuf (1). Son premier intérêt est d’en cerner les contours ; sa force est d’en discerner la structure et d’en expliquer l’histoire : la concentration du contrôle idéologique dans la structure sociale française en confie le monopole à ce qui constitue de ce fait la haute intelligentsia. Dans les sociétés capitalistes, on le sait, la fonction de l’inculcation idéologique n’est réservée exclusivement à aucun corps de mandarins. Du clergé à l’université, et de l’université au journalisme, l’histoire de la régulation idéologique et du façonnement de l’imaginaire social est celle d’une laïcisation et d’une privatisation croissante de leurs commis : les fondés de pouvoir de la régulation globale de la culture par le marché n’ont plus d’uniforme que leur tête.
Tout le monde peut constater que, comme le note Debray, « cette intégration aux grands moyens de diffusion par laquelle la haute intelligentsia a acheté sa suprématie sociale s’est payée d’une considérable dégradation de la fonction intellectuelle ». Mais tout le monde ne peut pas constater le procédé de banalisation des grands officiers de notre police culturelle. Ceux-là ne sont jamais sans alibi. Le pouvoir ? Eux sont toujours ailleurs. En se présentant, comme le dit fortement Debray, « en héros de la société civile, dont la séparation d’avec l’Etat (distinction méthodique dans l’analyse métamorphosée en distinction réelle dans l’objet) ne procède plus seulement d’un colossal contre-sens théorique sur la nature du pouvoir politique (mais devient) un alibi pratique… Les intellectuels (…) sont en fait les hommes d’Etat les plus efficaces dont dispose notre système de domination ».
Spécialistes des idées générales et pourfendeurs de la politique professionnelle — voir Jacques Julliard,— les véritables professionnels de l’idéologie font aujourd’hui profession de leur amateurisme. Cinquante personnes en France s’assurent ainsi la jouissance paisible et exclusive de l’écoute des « mouvements sociaux » d’autant plus facilement que lesdits mouvements n’ont qu’eux à qui parler pour se faire entendre… des moyens de communication de masse. Ainsi mise en musique, la grande rumeur sociale se fond dans une stéréophonie dont les haut-parleurs permutent indifféremment de droite à gauche (mais la gauche fait toujours prime dans les résidences secondaires de l’intelligentsia française). Voici venir le règne des grands synthétiseurs. De Jean Daniel, ce Joseph II du socialisme éclairé qui dispense à une petite bourgeoisie frissonnante le recollement hebdomadaire de ses déchirements de conscience, à l’inventeur au sens où le code civil l’entend d’une mine ou d’un trésor de l’Autonomie des mouvements sociaux du vingtième siècle (Alain Touraine), la haute intelligentsia surplombe du haut de son piédestal médiatique les partis pris de la militance et l’impassibilité de l’Etat.
Non sans l’humilité considérable que donne leur pratique de masse de l’auscultation sociale, mais avec la certitude orgueilleuse que pour comprendre le langage des petits oiseaux il a bien fallu que ceux-ci rencontrassent saint François d’Assise (et nous aussi), les membres de la haute intelligentsia y sont appelés selon leur aptitude à entretenir un commerce direct avec les voix de la France. Cette délimitation entre haute et basse intelligentsia — celle du pouvoir de diffuser des idées — exclut de celle-ci la quasi-totalité des enseignants et des chercheurs et place les sociologues aux postes de commande de l’idéologie dominante. En examinant toute l’histoire de l’idéologie française sous l’angle de l’évolution technologique de ses grands organes d’information, on aperçoit clairement comment celle-ci a fait passer successivement la clé du pouvoir intellectuel de l’université à l’édition puis, avec l’explosion de l’audiovisuel, au journalisme. Mais c’est la superposition du système des moyens de communication de masse à la centralisation de l’Etat français et de ses appareils qui donne au champ idéologique une cohérence et une puissance de nivellement qu’aucune bourgeoisie n’avait obtenue ailleurs.
L’exode rural a commencé en France à la naissance de l’industrie, mais ses plus hautes marées n’ont que trente ans d’âge. C’est une idée reçue que l’idéologie française (2) trouverait dans la proximité d’un enracinement terrien une forte capacité de résister au libre échange culturel dont le trait distinctif, comme on sait, n’est pas la libre propagation de la lumière, mais le marchandage de la culture. Au sein même de l’industrialisation en série de la culture de masse, une ruralité encore fraîche préserverait les voies de la pluralité. Ainsi le visage audiovisuel de la France est-il devenu ce grand village où le monopole de l’appellation contrôlée sauvegarderait l’authenticité, donc la diversité des grands crus de l’esprit.
Plusieurs terroirs, un seul négoce, tel est le ressort français de l’économie culturelle de marché. Contre le nivellement dévastateur de la consommation de masse, les Français, ces spécialistes de l’intelligence passive, auraient, Dieu merci, plus que d’autres la ressource de rester au moins intelligents par procuration. Dans une nation entrée à reculons dans le capitalisme moléculaire, un centralisme culturel unique au monde délègue leur pensée à la médiation en assure l’anéantissement de toute pensée illégitime. Non point qu’elle bannisse absolument la contestation ni la dissidence, encore qu’elle les préfère exotiques. Mais elle les choisit, et surtout leur impose son espace. Rien d’extérieur aux moyens de communication de masse que l’absence : ils ont le monopole du présent. Y paraître, c’est l’attester et reconnaître en eux le lieu de l’universel ; y faire état de la volonté de les subvertir, c’est faire éclater la plus subtile et souvent la plus inconsciente des allégeances
Eugénisme culturel
Cet eugénisme culturel n’existe, au moins à ce point, nulle part ailleurs. C’est qu’en France le développement de la bourgeoisie, la plus ancienne d’Europe (sauf l’anglaise), est consubstantiel à celui de l’Etat. En sorte que la France est devenue le pays le plus intellectuellement policé du monde. Cette fusion de la bourgeoisie et de l’Etat confère aux intellectuels un rôle politique d’autant plus grand qu’il ne se laisse pas discerner en tant que tel : la police culturelle s’exerce d’autant mieux qu’elle est moins visiblement constituée : ainsi ceux qui l’exercent, loin d’être enfermés dans le cloisonnement de leur propre institution inspectent librement toutes les autres. Ce trait n’est pas neuf, mais les transformations récentes de l’information, de la communication et de la culture de masse renforcent l’illusion que les grands intellectuels, tenus par leur grande conscience à l’écart de tout pouvoir (version Croizier-Touraine), ou disposés par elle a priori contre lui (version Foucault), s’interdisent pour l’exercice même de leur intelligence toute fonction d’Etat. La République de Giscard n’est pas celle de Platon, et l’intelligentsia n’a pas besoin de se constituer en corps ni même en chœur pour être l’âme instituante du libéralisme avancé ; en confiant la régulation idéologique de la culture de masse à une élite définie précisément seulement par cette fonction, la bourgeoisie ne fait pas autre chose que d’assurer, mieux que le contrôle, la production de la conscience sociale, donc la perpétuation de son pouvoir.
Ce pouvoir en effet, est fondé sur l’extorsion de la plus-value pratiquée dans une mesure croissante à l’échelle internationale et sur un conditionnement idéologique qui s’exerce pour l’essentiel dans un champ culturel national. La médiocratie détient désormais un rôle central dans les opérations de contrôle et d’inculcation idéologique, et l’étude que Debray lui consacre touche par conséquent à un point stratégique. Elle ne lui sera pas pardonnes par la gauche « américaine ». L’analyse doit en effet sa solidité et son alacrité d’être à l’intersection d’un travail théorique, d’une recherche historique et d’une expérience littéraire. La recherche théorique qui doit aboutir à un traité de médiologie en instance de publication — porte sur la fonction symbolique dans ses rapports organiques avec le pouvoir d’Etat et la technologie politique et culturelle induite par les moyens de communication de masse dans les sociétés occidentales. Le pouvoir intellectuel en France en est l’application à un fragment de notre histoire intellectuelle et politique, considérée sous l’angle de la communication de masse.
A la rigueur de ce travail, Régis Debray ajoute la vigueur de sa mémoire d’écrivain. On aurait tort de n’y reconnaître qu’un ornement. Une machine ne se démonte bien que par celui qui a pris part à sa construction. C’est évidemment, le courage d’avoir remis en cause cette implication personnelle qui lui sera par-dessus tout imputé à crime. Le club des locataires du système des médias admet toutes les connivences, et surtout celle des injures, il plaisante de toutes les vérités, sauf de la sienne. Démasqué en tant que tel, un système répond en personne, c’est-à-dire qu’il s’attache à disqualifier non pas les arguments — il faudrait en avoir, — mais la personne de celui qui argumente. Ainsi l’animateur d’ « Apostrophes » (voir le Matin du 14 mai), dans une réponse que le journal qui la publie qualifie de pertinente, déclare tranquillement que le fait d’avoir participé une fois (en 1975) à son émission télévisée interdit d’expliquer le refus de Debray d’y revenir aujourd’hui pour « défendre son livre » autrement que par le goût du tapage. Sophisme ou soufisme, telle est bien l’aporie dans laquelle la médiocratie prétend nous enfermer : ou bien faire son salut à l’écart du siècle, ou bien faire la preuve que plus on le dénonce, moins on y renonce, puisque la dénonciation n’existe que là et quand la médiocratie la fait sortir de l’ombre.
D’aucuns diront que la mise en place d’un totalitarisme assez subtil pour passer inaperçu des larges masses ne gène que quelques intellectuels. Ils oublient que ce totalitarisme-là n’est qu’un détour de la barbarie et que les certitudes édifiantes du libéralisme avancé construisent la servitude générale . Donnons acte à la médiocratie qu’elle n’est pas dogmatique, bien trop employée pour cela à dénoncer dans les mots, les prisons des autres. La clé de son enseignement, c’est l’équivalence : celle de sa morale, le refus de choisir. Pour elle, les jeux sont déjà faits. Que personne n’imagine qu’on pourrait en inventer d’autres.
En 1909, le numéro deux de la Nouvelle Revue française, cité par Debray, affiche « la prétention de lutter contre le journalisme, l’américanisme, le mercantilisme, et la complaisance de l’époque envers soi-même ». Une histoire à suivre…
Didier Motchane