07/11/17
Significations de la divinité
Bernard Lamizet*

 

Bernard LAMIZET

(Professeur émérite, Institut d’Études Politiques de Lyon)

SIGNIFICATIONS DE LA DIVINITÉ

Il est important de penser les significations de la divinité et du fait religieux, car elles nous permettent de mieux penser notre histoire en l’inscrivant dans ce que l’historien Fernand Braudel appelle le temps long. Or, pour penser le temps long, il est nécessaire d’ancrer notre réflexion sur l’histoire et sur ses significations dans une articulation avec les logiques culturelles et politiques de l’Antiquité. En effet, notre langue et notre culture s’inscrivent dans une histoire longue qui fonde leur signification sur une forme de continuité symbolique avec les cultures de l’Antiquité dont elles sont issues. C’est ainsi, en particulier, que l’on peut situer le grec theos, le latin deus, et le français dieu dans la même étymologie, celle du grec Zeus et du latin Jus, de Jupiter : cette étymologie désigne la lumière du soleil que l’on peut observer dans le ciel, ce qui revêt deux significations : d’abord, elle renvoie à l’universalité et à l’inaccessibilité du ciel, qui explique que ce soit dans le ciel que se sont toujours situées les figures de la divinité ; ensuite, elle renvoie à la lumière et, en particulier, à la lumière de l’éclair et à son caractère insoutenable : on ne peut regarder l’éclair, de la même manière que l’on ne peut regarder la divinité qui se situe, ainsi, hors de la spécularité.

  1. La sémiotique et le fait religieux

Le champ de la sémiotique politique est l’analyse critique de la signification dans l’espace politique : il s’agit de penser la signification des identités politiques et de ne pas penser le politique et les pratiques sociales dans la perspective des actions, mais de les penser dans la perspective des significations dont ils sont porteurs dans la communication, dans les échanges symboliques et dans l’espace public.

Sur le plan du fait religieux, la sémiotique analyse, en particulier, ce que représente la médiation du religieux pour le sujet singulier et pour les acteurs collectifs, et ce que représente le religieux dans l’élaboration des identités politiques et des logiques institutionnelles.

  1. Divinité et imaginaire politique

On sait, depuis la construction de la psychanalyse, que l’imaginaire joue un rôle majeur dans la construction et dans l’expression des identités. Freud a, en particulier, monté la complexité des significations de l’imaginaire politique dans son analyse des significations du mythe d’Œdipe en relation avec l’interdit de l’inceste et l’expression du désir œdipien. Lacan a, dans ses travaux, fondé son approche de la psychanalyse sur l’articulation entre le réel, le symbolique et l’imaginaire.

Le religieux exprime aussi une forme d’imaginaire dans la relation au temps social : c’est ainsi que l’on peut articuler les fêtes religieuses au calendrier des saisons, Pâques constituant, par exemple, une représentation sublimée du printemps et de la renaissance de la nature, et Noël une représentation sublimée de l’hiver et de l’attente de cette renaissance.

  1. La divinité, le mythe et la loi

Le mythe d’Œdipe nous permet de comprendre comment l’imaginaire politique constitue l’un des modes majeurs d’expression de la loi, de deux façons. D’une part, il fonde l’expression de l’impératif de la loi sur l’identification narrative du sujet social au héros du mythe ; d’autre part, il donne à la loi la dimension de l’expression imaginaire de la sublimation. Ce que l’on appelle la sublimation (du latin sub-limina, à la limite) désigne le processus psychique par lequel le sujet ne s’identifie pas à l’autre, mais à l’idéal de soi.

  1. La divinité dans les cultures indo-européennes

Notre culture sociale s’inscrit dans les cultures indo-européennes, comme nous pouvons le constater dans la structure de notre langue, mais aussi dans la filiation institutionnelle dans laquelle nous nous situons par rapport à la culture grecque et à la culture latine. Dans les cultures indo-européennes, la divinité désigne une forme d’idéal politique, la multiplicité des dieux dans une culture polythéiste comme la culture grecque et la culture latine faisant d’eux les expressions de sublimations des diverses pratiques sociales dont nous sommes les acteurs : c’est ainsi que Zeus ou Jupiter sont les dieux du pouvoir et de l’éclaire, Arès et Mars, les dieux de la guerre, Poséidon et Neptune les dieux de la mer, etc. La rupture qu’a constituée l’émergence du monothéisme consiste dans l’identification symbolique du sujet social à une divinité exprimant la sublimation du sujet singulier, fondée non sur la reconnaissance de la sublimation de pratiques sociales, mais sur l’institution de l’identité du sujet par l’identification à un dieu unique qui représente une sublimation de l’image du sujet dans le miroir.

  1. Engagement politique et engagement religieux

C’est dans la différence entre l’expression d’une sublimation du désir par l’identité de la divinité et par l’expression de l’appartenance politique que se situe la différence entre engagement politique et engagement religieux. Au-delà, la différence entre ces deux formes d’engagement se situe dans la distinction que l’on peut établir entre leurs deux formes différentes d’expression du collectif : tandis que l’engagement religieux, fondé sur la croyance, repose sur l’identification singulière du sujet, qui se manifeste, par exemple, par le rôle de la religion dans la régulation de la sexualité et du désir et par le rôle de la peur dans l’expression de l’impératif religieux, l’engagement politique, fondé sur l’adhésion à une identité collective, repose sur la relation au collectif et sur la logique de la confrontation à la différence et à l’autre.

  1. La question de la laïcité

C’est sur la place du fait religieux dans les logiques de pouvoir et dans les logiques institutionnelles que repose l’impératif républicain de la laïcité. La séparation de l’Église et de l’État a été exprimée, en France, par la loi de 1905, la Troisième République ayant inscrit dans ses orientations majeures la fin de la soumission du politique aux institutions religieuses, mais, en réalité, elle s’inscrit dans une histoire bien plus longue, liée à l’histoire du christianisme. C’est sur la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux que le christianisme s’est séparé de la culture juive dont Jésus était issu. Encore aujourd’hui, la culture juive et la culture musulmane reposent, l’une et l’autre, sur l’importance qu’elles reconnaissent au fait religieux dans la construction des identités politiques et dans l’institution de l’État. Sans doute est-ce sur le refus de la laïcité et de la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique que se fondent, aujourd’hui, le radicalisme islamiste et le radicalisme sioniste. C’est une des raisons pour lesquelles il importe de s’engager pleinement dans la fondation de l’État sur la laïcité, seule façon de rendre possible la construction d’un espace politique pleinement ouvert à tous, quelles que soient leurs croyances ou leur absence de croyance.

BIBLIOGRAPHIE

BENVENISTE (Émile) (1969), Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éd. de Minuit, deux vol., 376 et 340 p., bibl.., ind. (Coll. « Le sens commun »)

DIDIER-WEILL (Alain) (1995), Les trois temps de la loi, Paris, Seuil, 359 p. (Coll. « La couleur des idées »)

FREUD (Sigmund) (1986), L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), tr. fr. par C. Heim, Paris, Gallimard, 256 p., bibl., ind. (Coll. « Folio »).

LAMIZET (Bernard) (2012), L’imaginaire politique, Paris, Lavoisier, 341 p., bibl., ind. (Coll. « Hermès »)

LEGENDRE (Pierre) (2005), L’Amour du censeur (1974), Paris, Seuil, 273 p. (Coll. « Le champ freudien »)

LÉVI-STRAUSS (Claude) (1962a), Le totémisme aujourd’hui, in LÉVI-STRAUSS (2008), p. 447-551, bibl., ind.

LÉVI-STRAUSS (Claude) (1962b), La Pensée sauvage, in LÉVI-STRAUSS (2008), p. 553-872, bibl., ind.

LÉVI-STRAUSS (Claude) (1974), Anthropologie structurale (1958), Paris, Plon, 1974, 478 p.

LÉVI-STRAUSS (2008), Œuvres, éd. par V. Debaene, F. Keck, M. Mauzé et M. Rueff, Paris, Gallimard, 2065 p., bibl., ind. (Bibliothèque de la Pléiade)

MORE (Thomas) (1966), L’Utopie (1516), Tr. fr. par V. Stouvenel et M. Botigelli-Tisserand, Paris, Éditions Sociales, 207 p. (Coll. « Les Classiques du Peuple »)

 

Bernard LAMIZET

(Professeur émérite, Institut d’Études Politiques de Lyon)

SIGNIFICATIONS DE LA DIVINITÉ

Il est important de penser les significations de la divinité et du fait religieux, car elles nous permettent de mieux penser notre histoire en l’inscrivant dans ce que l’historien Fernand Braudel appelle le temps long. Or, pour penser le temps long, il est nécessaire d’ancrer notre réflexion sur l’histoire et sur ses significations dans une articulation avec les logiques culturelles et politiques de l’Antiquité. En effet, notre langue et notre culture s’inscrivent dans une histoire longue qui fonde leur signification sur une forme de continuité symbolique avec les cultures de l’Antiquité dont elles sont issues. C’est ainsi, en particulier, que l’on peut situer le grec theos, le latin deus, et le français dieu dans la même étymologie, celle du grec Zeus et du latin Jus, de Jupiter : cette étymologie désigne la lumière du soleil que l’on peut observer dans le ciel, ce qui revêt deux significations : d’abord, elle renvoie à l’universalité et à l’inaccessibilité du ciel, qui explique que ce soit dans le ciel que se sont toujours situées les figures de la divinité ; ensuite, elle renvoie à la lumière et, en particulier, à la lumière de l’éclair et à son caractère insoutenable : on ne peut regarder l’éclair, de la même manière que l’on ne peut regarder la divinité qui se situe, ainsi, hors de la spécularité.

  1. La sémiotique et le fait religieux

Le champ de la sémiotique politique est l’analyse critique de la signification dans l’espace politique : il s’agit de penser la signification des identités politiques et de ne pas penser le politique et les pratiques sociales dans la perspective des actions, mais de les penser dans la perspective des significations dont ils sont porteurs dans la communication, dans les échanges symboliques et dans l’espace public.

Sur le plan du fait religieux, la sémiotique analyse, en particulier, ce que représente la médiation du religieux pour le sujet singulier et pour les acteurs collectifs, et ce que représente le religieux dans l’élaboration des identités politiques et des logiques institutionnelles.

  1. Divinité et imaginaire politique

On sait, depuis la construction de la psychanalyse, que l’imaginaire joue un rôle majeur dans la construction et dans l’expression des identités. Freud a, en particulier, monté la complexité des significations de l’imaginaire politique dans son analyse des significations du mythe d’Œdipe en relation avec l’interdit de l’inceste et l’expression du désir œdipien. Lacan a, dans ses travaux, fondé son approche de la psychanalyse sur l’articulation entre le réel, le symbolique et l’imaginaire.

Le religieux exprime aussi une forme d’imaginaire dans la relation au temps social : c’est ainsi que l’on peut articuler les fêtes religieuses au calendrier des saisons, Pâques constituant, par exemple, une représentation sublimée du printemps et de la renaissance de la nature, et Noël une représentation sublimée de l’hiver et de l’attente de cette renaissance.

  1. La divinité, le mythe et la loi

Le mythe d’Œdipe nous permet de comprendre comment l’imaginaire politique constitue l’un des modes majeurs d’expression de la loi, de deux façons. D’une part, il fonde l’expression de l’impératif de la loi sur l’identification narrative du sujet social au héros du mythe ; d’autre part, il donne à la loi la dimension de l’expression imaginaire de la sublimation. Ce que l’on appelle la sublimation (du latin sub-limina, à la limite) désigne le processus psychique par lequel le sujet ne s’identifie pas à l’autre, mais à l’idéal de soi.

  1. La divinité dans les cultures indo-européennes

Notre culture sociale s’inscrit dans les cultures indo-européennes, comme nous pouvons le constater dans la structure de notre langue, mais aussi dans la filiation institutionnelle dans laquelle nous nous situons par rapport à la culture grecque et à la culture latine. Dans les cultures indo-européennes, la divinité désigne une forme d’idéal politique, la multiplicité des dieux dans une culture polythéiste comme la culture grecque et la culture latine faisant d’eux les expressions de sublimations des diverses pratiques sociales dont nous sommes les acteurs : c’est ainsi que Zeus ou Jupiter sont les dieux du pouvoir et de l’éclaire, Arès et Mars, les dieux de la guerre, Poséidon et Neptune les dieux de la mer, etc. La rupture qu’a constituée l’émergence du monothéisme consiste dans l’identification symbolique du sujet social à une divinité exprimant la sublimation du sujet singulier, fondée non sur la reconnaissance de la sublimation de pratiques sociales, mais sur l’institution de l’identité du sujet par l’identification à un dieu unique qui représente une sublimation de l’image du sujet dans le miroir.

  1. Engagement politique et engagement religieux

C’est dans la différence entre l’expression d’une sublimation du désir par l’identité de la divinité et par l’expression de l’appartenance politique que se situe la différence entre engagement politique et engagement religieux. Au-delà, la différence entre ces deux formes d’engagement se situe dans la distinction que l’on peut établir entre leurs deux formes différentes d’expression du collectif : tandis que l’engagement religieux, fondé sur la croyance, repose sur l’identification singulière du sujet, qui se manifeste, par exemple, par le rôle de la religion dans la régulation de la sexualité et du désir et par le rôle de la peur dans l’expression de l’impératif religieux, l’engagement politique, fondé sur l’adhésion à une identité collective, repose sur la relation au collectif et sur la logique de la confrontation à la différence et à l’autre.

  1. La question de la laïcité

C’est sur la place du fait religieux dans les logiques de pouvoir et dans les logiques institutionnelles que repose l’impératif républicain de la laïcité. La séparation de l’Église et de l’État a été exprimée, en France, par la loi de 1905, la Troisième République ayant inscrit dans ses orientations majeures la fin de la soumission du politique aux institutions religieuses, mais, en réalité, elle s’inscrit dans une histoire bien plus longue, liée à l’histoire du christianisme. C’est sur la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux que le christianisme s’est séparé de la culture juive dont Jésus était issu. Encore aujourd’hui, la culture juive et la culture musulmane reposent, l’une et l’autre, sur l’importance qu’elles reconnaissent au fait religieux dans la construction des identités politiques et dans l’institution de l’État. Sans doute est-ce sur le refus de la laïcité et de la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique que se fondent, aujourd’hui, le radicalisme islamiste et le radicalisme sioniste. C’est une des raisons pour lesquelles il importe de s’engager pleinement dans la fondation de l’État sur la laïcité, seule façon de rendre possible la construction d’un espace politique pleinement ouvert à tous, quelles que soient leurs croyances ou leur absence de croyance.

BIBLIOGRAPHIE

BENVENISTE (Émile) (1969), Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éd. de Minuit, deux vol., 376 et 340 p., bibl.., ind. (Coll. « Le sens commun »)

DIDIER-WEILL (Alain) (1995), Les trois temps de la loi, Paris, Seuil, 359 p. (Coll. « La couleur des idées »)

FREUD (Sigmund) (1986), L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), tr. fr. par C. Heim, Paris, Gallimard, 256 p., bibl., ind. (Coll. « Folio »).

LAMIZET (Bernard) (2012), L’imaginaire politique, Paris, Lavoisier, 341 p., bibl., ind. (Coll. « Hermès »)

LEGENDRE (Pierre) (2005), L’Amour du censeur (1974), Paris, Seuil, 273 p. (Coll. « Le champ freudien »)

LÉVI-STRAUSS (Claude) (1962a), Le totémisme aujourd’hui, in LÉVI-STRAUSS (2008), p. 447-551, bibl., ind.

LÉVI-STRAUSS (Claude) (1962b), La Pensée sauvage, in LÉVI-STRAUSS (2008), p. 553-872, bibl., ind.

LÉVI-STRAUSS (Claude) (1974), Anthropologie structurale (1958), Paris, Plon, 1974, 478 p.

LÉVI-STRAUSS (2008), Œuvres, éd. par V. Debaene, F. Keck, M. Mauzé et M. Rueff, Paris, Gallimard, 2065 p., bibl., ind. (Bibliothèque de la Pléiade)

MORE (Thomas) (1966), L’Utopie (1516), Tr. fr. par V. Stouvenel et M. Botigelli-Tisserand, Paris, Éditions Sociales, 207 p. (Coll. « Les Classiques du Peuple »)

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